Tout au long de l'année 2022, Bretagne Grands Migrateurs lance une chronique sur l'anguille européenne "Une année avec... l'anguille !". Aujourd'hui, le troisième épisode : Une naissance mystérieuse en eaux salées et profondes.
100 millions d’années et la naissance de l’anguille européenne demeure toujours une énigme… Elle fraie autour de la lune noire de février, dans le noir au cœur de l’océan Atlantique. Mais, ni adultes sexuellement matures en pleine mer, ni œufs fécondés, ni actes de reproduction n’ont été observé jusqu’à aujourd’hui.
Bien des naturalistes ont essayé de percer le mystère de la naissance des anguilles depuis l’Antiquité.Même si on en sait davantage aujourd’hui, des inconnues perdurent encore malgré les recherches scientifiques déployées depuis plus d’un siècle…
Mais où les anguilles se reproduisent-elles précisément ? Personne ne le sait !
Aristote supposait que les anguilles naissaient « des entrailles de la Terre » … Il a fallu attendre la fin du XIXème siècle pour que Grassi, un savant italien, découvre que les leptocéphales jusqu’alors considérés comme une espèce à part entière Leptocephalus brevirostris était en fait la larve de l’anguille. Pour la première fois, l’espèce était repérée en mer ! Mais c’est dans les années 1920 que le lieu de ponte de l'anguille européenne a été précisé : après avoir sillonné la Méditerranée et l’Atlantique nord, Johannes Schmidt démontra que les plus petites larves d’anguilles étaient trouvées dans la mer des Sargasses (1).
La partie orientale de la mer des Sargasses est le berceau supposé de l’Anguille. Cette zone de convergence nord atlantique à très faible courant mesure 3000 km d’est en ouest et 1500 km du nord au sud entre la Floride et les Antilles. Elle se caractérise par une fosse abyssale de 2 000 à 6 000 m de profondeur, où les eaux ont une température et une salinité élevées jusqu'à 1 000 m de profondeur.
Plus récemment, des travaux ont proposé une nouvelle hypothèse : les géniteurs seraient capables de se repérer et de s’orienter vers l’ouest vers les Açores quel que soit leur point de départ. Une fois aux Açores, ils suivraient la dorsale médio-atlantique vers le Sud-Ouest jusqu’à ce qu’ils détectent un changement brutal de la température de l’eau. Ce front thermique, qui est d’ailleurs la température de ponte idéal, se situe à 1000 km à l’est de la bordure de la mer des Sargasses (2).
On estime que la maturation finale des adultes et l'éclosion des œufs requièrent une température minimale de 17 °C et une pression au moins 40 fois supérieure à celle de l'atmosphère. La reproduction aurait lieu à environ 700 m de profondeur. La capacité de reproduction de l'anguille est exceptionnelle, chaque femelle produisant entre 1,3 et 1,5 million d'ovocytes.
Le grand voyage des leptocéphales
Après avoir été fécondés, les œufs deviennent des larves transparentes à tête plate, ou leptocéphales, qui ont de grands yeux et dont la forme ressemble à une feuille de saule. Ces larves, carnivores, sont munies de très longues dents et se nourrissent de zooplancton. Le Gulf Stream les entraîne par millions, dès leur naissance, au tout début du printemps, pour une traversée de l'Atlantique qui durera environ 200 jours. Durant la journée, les larves se laissent porter entre 200 et 300 m de profondeur, remontant la nuit à 25 m environ de la surface.
Des questions subsistent sur les routes migratoires empruntées par les larves. La modélisation du transport des larves montre qu’il faudrait entre deux et trois ans pour qu’elles arrivent sur les côtes. Or, la lecture des otolithes, pierres situées dans l’oreille interne des poissons, révèle que larves mettraient moins d’un an de vie avant d’arriver en tant que civelle sur les côtes européennes… (3)
A l’approche du talus continental à 100 km des côtes, les leptocéphales cessent de se nourrir et se métamorphosent en civelles. Elles commencent alors entre octobre et mars leur migration vers les côtes et les estuaires. Les civelles progressent près de la surface, portées par le flot de la marée montante. À marée descendante, elles rejoignent le fond pour ne pas se faire entraîner en aval. Certaines restent sur les côtes, où elles deviendront des anguilles, mais la plupart remonteront fleuves et rivières...
Sources :
- (1) COOKE L., 2021. L'Enigme de l'anguille et autres bizarreries animales. Editions Albin Michel. 496 pages.
- (2) CHANG Y.-L. K., FEUNTEUN E., MIYAZAWA Y., TSUKAMOTO K. 2000. New clues on the Atlantic eels spawning behavior and area : the Mid Atlantic Ridge hypothesis. Scientific Reports (2020) 10:15981. 12 pages - https://doi.org/10.1038/s41598-020-72916-5 - www.nature.com/scientificreports
- (3) BONHOMMEAU, 2011. Effets environnementaux sur la survie larvaire de l’Anguille (Anguilla anguilla) et conséquences sur le recrutement. Thèse Agrocampus Rennes : 320 pages.
Rendez-vous fin avril pour le prochain épisode !